Jean-Luc Jehan
Levée, 2013

Comme un geste issu d’un mouvement plus ample ou plus invisible, qui pourrait être la formation d’un nuage ou d’une galaxie, un élément qui se dilate et tournoie, et embrume chaque œuvre dans l’épaisseur d’un mystère. On sent que des questionnements sont à l’œuvre, qui s’interrogent patiemment et sans prétention, sur le monde, sur le temps, sur l’histoire. Pendant toute une première période, Jean-Luc Jehan a construit et représenté des prototypes de machines volantes, « objets satellitaires » inspirés des projets de Léonard de Vinci et de l’aéronautique du XIXe siècle. Machines volantes ou, plutôt, ailées, car l’artiste met le plus grand soin, à chaque fois, à faire en sorte qu’elles ne puissent justement pas voler, que quelque chose, toujours, dysfonctionne. Il s’agit, dirait-on, d’être sûr que même avec les plus grandes ailes, avec le plus grand zèle, elles ne puissent parcourir d’autres cieux que ceux de l’imaginaire ou de la pensée. Si les machines, par la suite, disparaissent, les cieux demeurent, espace fluide et aérien qui forme comme le fond commun à toutes les œuvres, leur lieu de déploiement et d’apparition. Les premiers cieux de Jean-Luc Jehan sont noirs. Un noir intense, pulvérulent, constitué de pigment appliqué et projeté sur la feuille, auquel se mêlent par moments les couleurs du pastel, traînes, lueurs, éclats. Ce noir est celui d’un espace sidéral, un ciel abyssal, cosmique, qui met en relation les pierres et les étoiles, les coraux et les galaxies.

Vient ensuite l’adoption d’une nouvelle technique, décisive, dérivée de l’effet du pigment ponctuant le papier : pour faire écho à ces taches minuscules, qui introduisent le microscopique dans ces représentations d’infinités, Jean-Luc Jehan en vient à ne dessiner plus qu’avec des points, apposés à l’aide de stylos à encre tubulaires dont la pointe va de 0,10 à 0,25 millimètres. Désormais, tout part du point, parfois étiré en une amorce de trait ; tout se forme point par point, par les milliers de points déposés l’un après l’autre sur la surface de la feuille, répétés, multipliés, concentrés, dispersés. Innumérable agrégation d’opérations minimes. Entre les points, le blanc du papier laissé en réserve, et, par moments, l’éclat presque imperceptible d’un copeau de feuille d’or. Parallèlement à l’adoption de cette technique, l’artiste, selon son expression, « s’engouffre » dans le rouge. Naissent alors de nouveaux cieux, entre la nuée et la nébuleuse, entre le rouge et le rose, où effectivement se donne à voir un engouffrement, dans la couleur mais aussi dans l’espace : car si les dessins noirs s’apparentent à des visions spatiales vues depuis le lointain d’une Terre ou d’une planète, le point de vue de ces nouveaux dessins a changé, ces cieux ne sont pas vus depuis la Terre mais depuis l’intérieur, comme si l’artiste s’y était plongé, immergé – découvrant ainsi, à l’intérieur des constellations, la consistance dont elles sont faites et les figures qui les peuplent.

Il y a quelque chose dans le travail de Jean-Luc Jehan qui attire et intrigue.

Jean-Luc Jehan (n. 1956)

Levée, 2013

Pointe d’encre 0,10mm sur papier
Signée, titrée et datée en bas au centre
101 x 68 cm

EN SAVOIR PLUS

Elles évoquent et invoquent une autre époque, un autre temps. « Par le lien de la référence et aussi par celui de l’imagerie, elles instaurent une pensée du temps, à rebours. Peut-être même elles repensent notre rapport au temps, notre situation », écrit Élisabeth Amblard. Jean-Luc Jehan déclare volontiers qu’il ne se sent pas de son temps. Mais s’il s’échappe vers les images de la Renaissance, ce n’est pas pour autant pour échapper au présent : se tournant vers le passé, il y puise des images qui font ensuite retour vers l’aujourd’hui. Il ne s’agit pas d’inverser ou de ralentir le cours du temps, mais plutôt d’explorer ce que pourrait être un temps non linéaire, qui agrège et enchevêtre différentes temporalités, un temps fait, selon ses mots, de « stratifications mentales qui s’entrechoquent, se superposent, se télescopent ». Ces myriades de points sont des particules de temps, qui se déposent avec lenteur sur la surface de la feuille, où l’espace, peu à peu, se convertit en temps. Chaque dessin porte ainsi en lui, inscrit, indiqué, caché entre ses points, le nombre de jours qu’a duré son exécution : 42, 27, 56. De même que chaque dessin porte en lui, à travers une figure empruntée à Fra Angelico ou à Simone Martini, un peu de l’époque à laquelle il a puisé. Ce que ces œuvres interrogent fondamentalement, c’est ce que Jean-Luc Jehan appelle « le temps à l’œuvre, le temps d’une œuvre, l’œuvre du temps. »

Cet élément qui diffuse sa couleur dans ces dessins, qui peut évoquer l’éther aristotélicien comme le « fond diffus cosmologique » des physiciens, est donc la fusion d’un espace et d’une temporalité, c’est-à-dire un séjour : un temps habité, une étendue vécue, une demeure. Mais le lieu de ce séjour, néanmoins, l’artiste semble le savoir inhabitable, tant sa nature apparaît ambivalente, et donc ce séjour, menacé. Car il est difficile de dire si ces paysages interstellaires se forment sous nos yeux, ou s’ils s’évanouissent ; si ces astres baignent les choses de leur lumière, ou s’ils les y noient, les y dévorent. Selon que l’on regarde davantage les points apposés sur la feuille ou les blancs qui les séparent, les choses germent ou se pulvérisent, naissent ou se dissolvent. Quelque chose dans ces œuvres cherche à prendre forme, avec patience et obstination. Quelque chose, en même temps, semble tenté de disparaître. C’est là une dimension fondamentale de l’œuvre de Jean-Luc Jehan, qui traduit également ses doutes et sa modestie. Car s’il se confronte à des questionnements de toute évidence métaphysiques, il est loin de les graver dans le marbre, évoluant par touches à peine visibles, qui savent qu’au bout du compte, quand on explore les tréfonds du cosmos et de l’histoire, il faut accepter de s’y perdre et parfois de n’y plus rien voir, pour arriver à quelque chose. Quant à la question de savoir si ces cieux peuplés d’anges abritent quelque divinité, elle importe ici bien peu. On peut supposer en tout cas que Jean-Luc Jehan aurait bien du mal à croire, au rythme où il réalise ses dessins, que Dieu ait pu créer le monde en six jours.

Anges, arbres, montagnes : ces figures sont, pour la plupart, empruntées à des peintures de la Renaissance italienne, qui, dit l’artiste, fait fond, l’habite constamment.

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JEAN-PIERRE PINCEMIN | Les amants séparés, 1998